Par Pierre Alonso et Willy Le Devin, Libération
Enquêtes sur les départs en terre de jihad, surveillance des groupes soupçonnés de vouloir frapper la France, suivi des attaques déjà perpétrées… Les services de l’Etat peinent à faire face à la déferlante de dossiers.
Le chiffre est qualifié par plusieurs sources spécialisées d’«historique ». Depuis le 30 août, 16 nouvelles informations judiciaires ont été ouvertes par le parquet de Paris concernant le contentieux irako-syrien. Soit une nouvelle information judiciaire tous les deux jours. À la galerie Saint-Eloi, l’aile dédiée à l’antiterrorisme au palais de justice de Paris, les magistrats en sont désormais à se pincer pour se souvenir qu’il y a cinq ans, des mois entiers pouvaient s’écouler sans la moindre ouverture d’enquête. L’accélération, spectaculaire, doit beaucoup au « phénomène » Rachid Kassim, ce Roannais parti au jihad, dont l’action consiste à fanatiser de potentielles recrues sur la messagerie Telegram pour qu’elles frappent en France. Un prosélytisme qui a conduit à une quinzaine d’interpellations, en sus de celles liées à l’attentat du 26 juillet à Saint-Etienne-du-Rouvray et au commando de femmes de la mi-septembre, sur lesquels Rachid Kassim exerce une forme de paternité. Cette suractivité, qui intervient après deux ans d’attaques répétées, n’enraye pas encore la machine. Mais de premières voix, et non des moindres, s’élèvent pour alerter contre un possible engorgement qui aurait des conséquences désastreuses.
Chirurgical
Au cœur de l’été, déjà, une affaire est venue illustrer la fébrilité ambiante. La gendarmerie de Périgueux reçoit un signalement pour le moins inhabituel. Le 31 juillet, un dimanche, une Britannique installée à Londres appelle pour prévenir qu’un ressortissant afghan s’apprête à commettre un attentat-suicide en France. Elle dit tenir l’information de son fiancé, un Afghan vivant dans la même région que le suspect dont elle précise l’identité. Après deux mois particulièrement sanglants pendant lesquels trois attentats meurtriers ont touché la France, les gendarmes prennent l’information au sérieux et se mettent à enquêter tous azimuts, mais dans un cadre procédural pour le moins incertain. La suite est connue : une quasi-chasse à l’homme est lancée pour retrouver le réfugié afghan, qui finira par être interpellé, interrogé vingt heures en garde à vue par la section antiterroriste de la brigade criminelle de Paris, pour enfin être mis hors de cause. Le 17 août, le procureur signe une décision de classement sans suite. Motif : absence d’infraction…
Le 2 septembre, dans le Monde, le procureur de Paris, François Molins, dressait un tableau chirurgical – mais vertigineux – de l’activité de sa juridiction : 324 dossiers suivis, près de 350 aujourd’hui. Et quelque 300 personnes mises en examen pour terrorisme islamiste. En juillet 2011, elles étaient 72 et, surtout, les jihadistes ou apprentis étaient alors moins nombreux que les Basques (119) ou les Turco-Kurdes (81). Mais depuis, la guerre civile en Syrie et le califat autoproclamé, qu’ont rejoint des combattants français, ont changé la donne. Et la tendance n’est pas près de s’inverser : la justice antiterroriste a délivré des mandats de recherché ou d’arrêt à l’encontre de 577 personnes.
Au quotidien, chaque juge spécialisé – ils seront bientôt dix à la galerie Saint-Eloi – instruit désormais une trentaine de dossiers. Des enquêtes de surcroît très complexes, avec des ramifications à l’étranger. « La situation est extrêmement tendue », concède volontiers le président du tribunal de grande instance de Paris, Jean-Michel Hayat. Lors d’une conférence de presse, lundi, le haut magistrat a défendu sa juridiction : « On né peine pas, on s’adapte à une situation très évolutive », a‑t-il insisté, parlant d’une « déferlante » de dossiers jihadistes. Outré le renforcement de Saint-Eloi (lire page 5), un nouveau juge d’application des peines vient d’arriver pour épauler l’actuel et unique titulaire du poste spécialisé en matière terroriste.
Le durcissement de la politique pénale, décidé au printemps par le parquet de Paris, pourrait aussi engorger un peu plus la justice antiterroriste. François Molins a demandé que les enquêtes soient systématiquement ouvertes en matière criminelle et non délictuelle, s’agissant des personnes parties en Syrie. Celles-ci né seraient plus jugées par un tribunal correctionnel mais passibles des assises spéciales, composées de sept magistrats au lieu du jury populaire. Pour éviter de créer une embolie, les accusés pourraient être jugés en leur absence « sur la base de dossiers dans lesquels il y aura peu de preuves », a expliqué à une commission d’enquête parlementaire Camille Hennetier, la cheffe de la section C1 du parquet – chargée de l’antiterrorisme. Une solution pour palier l’urgence mais qui né résout pas tout, puisque les condamnés pourraient exiger d’être rejugés à leur éventuel retour en France, nécessitant donc une nouvelle session d’assises spéciales… Pour éviter d’immobiliser trop longtemps les magistrats du TGI de Paris, le président de la juridiction voudrait que ces assises né soient plus composées de sept mais de cinq juges. La réforme nécessite de modifier la loi, donc de trouver une fenêtre dans un agenda législatif serré.
Radicales
D’autres imaginent des solutions plus radicales. Le président de l’Association française des magistrats instructeurs, Pascal Gastineau, s’interroge sur l’opportunité de créer des juges antiterroristes dans les régions. Reçu le 11 juillet par le garde des Sceaux, il raconte avoir mis le sujet sur la table et avoir reçu « une écoute attentive ». Trois jours plus tard, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel assassinait 86 personnes sur la promenade des Anglais, à Nice, le premier attentat d’ampleur commis en dehors de la région parisienne. Le débat entre défenseurs de la centralisation et partisans de juges antiterroristes régionaux s’est poursuivi durant l’été. La procureure générale près la cour d’appel de Paris, Catherine Champrenault, a loué l’organisation actuelle dans une tribune parue fin août : « Avant d’envisager une modification des compétences du tribunal de grande instance et de la cour d’appel de Paris et aboutir à une énième réforme dont l’utilité n’est pas démontrée et qui serait source de ralentissement de la justice et de perte de spécificité, restons groupés et mobilisés à Paris pour relever le défi national de la lutte sans merci contre le terrorisme.»
Stratosphérique
Il n’en demeure pas moins que les tiroirs débordent et que les organismes sont durement éprouvés. À la veille des attentats de Charlie Hebdo, la section C1 du parquet n’était composée que de 7 magistrats. Ils sont désormais 13, signe que la Chancellerie n’est pas insensible aux doléances. Côté instruction, l’urgence réside dans l’afflux stratosphérique de parties civiles depuis l’attentat de Nice. Certains juges antiterroristes plaident pour l’arrivée immédiate d’une équipe de greffiers, ce qui aura, au mieux, l’avantage de les décharger de lourdeurs administratives.
Et les policiers dans tout cela ? Si les effectifs de sécurité publique étouffent sous les cadences, leurs collègues de police judiciaire (PJ) s’en sortent pour le moment en puisant des renforts dans les détachements locaux. Ainsi, à Nice, la Sous-Direction antiterroriste de PJ (Sdat) a puisé dans les réserves de la DIPJ de Marseille et de la DRPJ d’Ajaccio pour encaisser le choc des premières heures. À la préfecture de police de Paris, la Brigade criminelle a, elle, revu son organisation en assignant trois groupes d’enquêteurs de plus à la lutte antiterroriste.