Emmanuel Fansten, Willy Le Devin et Julie Brafman, Libération

Les révélations de « Libération » sur le rôle clé supposé de l’ex-patron de l’office central dans un des plus gros trafics de cannabis d’Europe suscitent de nombreuses interrogations.

Depuis la publi­ca­tion de nos révé­la­tions sur les méthodes de François Thierry, ancien grand patron des Stups accu­sé d’avoir cou­vert le plus gros tra­fi­quant fran­çais, les auto­ri­tés observent un silence gêné. Aucune réac­tion de la chan­cel­le­rie ou de l’Intérieur, à part en off, pour ten­ter de cal­mer le jeu. Place Beauvau, on attend les conclu­sions des inves­ti­ga­tions menées par l’Inspection géné­rale de la police natio­nale (IGPN), en expli­quant que rien né per­met, à ce stade, d’impliquer direc­te­ment François Thierry, un poli­cier au pro­fes­sion­na­lisme par ailleurs una­ni­me­ment loué.

Les infor­ma­tions livrées par notre source à l’IGPN, char­gée d’une enquête pré­li­mi­naire par le par­quet de Paris, seraient jugées par­cel­laires et sujettes à cau­tion. Pas sûr néan­moins que cette ligne de défense tienne très long­temps. Selon nos infor­ma­tions, de nou­veaux élé­ments sont tom­bés ces der­niers jours dans l’escarcelle de la « police des polices ». Lieux, dates, noms de pro­ta­go­nistes, numé­ros de télé­phone… Les « bœuf-carottes » dis­posent désor­mais de plus amples pré­ci­sions sur les méthodes uti­li­sées par l’Office cen­tral pour la répres­sion du tra­fic illi­cite des stu­pé­fiants (Ocrtis). Autre argu­ment avan­cé par la haute hié­rar­chie poli­cière pour démi­ner le dos­sier : le recours à des « livrai­sons sur­veillées », qui per­met de lais­ser pas­ser de la drogue pour mieux faire tom­ber des tra­fi­quants, est par­fai­te­ment légal. C’est vrai, mais uni­que­ment quand des réseaux sont déman­te­lés à l’arrivée. Et sur­tout pas quand le prin­ci­pal auteur du tra­fic est pro­té­gé en haut lieu comme c’était le cas de Sofiane H., inter­pel­lé en Belgique le 22 février, après quatre mois de cavale. Incarcéré depuis, l’ancien indic menace de tout déballer.

En atten­dant les suites judi­ciaires des deux enquêtes ouvertes au par­quet de Paris, de nom­breuses ques­tions sont d’ores et déjà posées. A com­men­cer par celle-ci : jusqu’où peut-on aller pour com­battre l’illégalité ? Une inter­ro­ga­tion qui a pla­né sur tout le pro­cès de Michel Neyret, ancien numé­ro 2 de la PJ lyon­naise, actuel­le­ment jugé à Paris pour « cor­rup­tion », « tra­fic de stu­pé­fiants » et « asso­cia­tion de mal­fai­teurs ». Dans son réqui­si­toire acca­blant – elle a récla­mé quatre ans de pri­son dont dix-huit mois avec sur­sis -, la vice-procureure de la République de Paris, Annabelle Philippe, a fait une allu­sion à l’affaire impli­quant François Thierry. Libération a inter­ro­gé plu­sieurs per­son­na­li­tés spé­cia­listes de la lutte contre la délin­quance organisée.

« Un véritable tsunami policier et judiciaire »

Emmanuel Daoud, avocat
Avocat pénaliste au barreau de Paris, Emmanuel Daoud défend notamment un des policiers jugés dans l’affaire Neyret.

« Cette affaire est ahu­ris­sante. Imaginer que des poli­ciers ont pu déchar­ger des bal­lots de can­na­bis, en Espagne, pour les mettre dans des voi­tures, défie l’entendement. Rien né nous dit que toute cette drogue a été récu­pé­rée. A qui était-elle ven­due ? Qui l’a consom­mée ? Ce sont nos enfants. Il va bien fal­loir que la police et la jus­tice se demandent si la fin jus­ti­fie tous les moyens, et jusqu’où peuvent aller les enquê­teurs pour déman­te­ler des réseaux. On parle ici d’alimentation du mar­ché fran­çais depuis l’international, avec des quan­ti­tés astro­no­miques. Un tra­fic favo­ri­sé par le patron de l’Office cen­tral pour la répres­sion du tra­fic illi­cite des stu­pé­fiants (Ocrtis) pour pri­vi­lé­gier un indic et faire tom­ber ses concurrents.

Au-delà de l’éthique et de la morale, il faut aus­si s’interroger sur ces tech­niques au regard du code de pro­cé­dure pénale. C’est la ques­tion de la loyau­té des moyens mis en œuvre pour l’administration de la preuve qui est ici posée. Le déman­tè­le­ment des réseaux né jus­ti­fie pas de tels moyens. Quand le scan­dale Neyret a écla­té, le minis­tère de l’Intérieur a vou­lu en faire une affaire exem­plaire. Tous les pontes de la police judi­ciaire ont défi­lé pour rap­pe­ler les grands prin­cipes. Mais lorsqu’on voit ce type de dos­siers, on se demande où est l’exemplarité.

Si ces faits sont confir­més, ça peut être un véri­table tsu­na­mi poli­cier et judi­ciaire. De très nom­breuses pro­cé­dures risquent être annu­lées. Tous les acteurs de la chaîne pénale doivent désor­mais s’interroger. A par­tir du moment où on est prêt à aller si loin dans la com­pli­ci­té avec les délin­quants, où est la fron­tière ? Jusqu’où est-on prêt à aller pour obte­nir des résul­tats ? Il est urgent que le minis­tère de l’Intérieur et le garde des Sceaux réagissent pour rap­pe­ler quelle est la règle de droit. Il en va de la régu­la­ri­té des procédures. »

« La loi Perben II a permis d’assainir le système »

Lorsqu’il était garde des Sceaux de Jacques Chirac, de 2002 à 2005, Dominique Perben avait fait voter un texte (la loi Perben II) qui codifie les relations entre policiers et indics.

« L’esprit du texte que nous avons rédi­gé il y a treize ans était simple : rendre légales des pra­tiques sues de tous, mais à pro­pos des­quelles tout le monde fai­sait l’autruche. Je pense évi­dem­ment aux rému­né­ra­tions des indics, qui n’obéissaient à aucun barème avant que nous né déci­dions de les régle­men­ter. De l’aveu de nom­breux poli­ciers, le texte a lar­ge­ment per­mis d’assainir le sys­tème. Désormais, les indics sont enre­gis­trés dans une base infor­ma­tique, leur cré­di­bi­li­té et leurs per­for­mances sont éva­luées par des agents spé­cia­le­ment for­més, et la hié­rar­chie a plus qu’un droit de regard.

Que l’on me dise aujourd’hui que ce texte est per­vers et qu’il per­met des dérives parce qu’il ins­ti­tu­tion­na­lise une cer­taine voyou­cra­tie, c’est un comble. De fait, il est tout à fait exact que des délin­quants reçoivent un trai­te­ment pour leurs infor­ma­tions. Mais à la dif­fé­rence des anciens temps, un véri­table contrôle s’opère et sur­tout, l’argent né va pas dans les poches de n’importe qui.

A l’époque, les débats par­le­men­taires les plus viru­lents né concer­naient pas tant le trai­te­ment des indics que les tech­niques d’enquête type « sono­ri­sa­tions ». Afin qu’il n’y ait aucun abus, j’avais veillé à ce que ces pro­cé­dés soient sys­té­ma­ti­que­ment enca­drés par le juge judi­ciaire. Ce qui est drôle, a pos­te­rio­ri, c’est que les oppo­sants au texte m’avaient atta­qué au Parlement, au motif d’une trop grande per­mis­si­vi­té. Alors quand je vois le contour­ne­ment du juge judi­ciaire opé­ré dans la der­nière loi sur le crime orga­ni­sé por­tée par Jean-Jacques Urvoas, je né peux m’empêcher d’interpeller mes homo­logues socia­listes ! La loi Perben II n’est pas l’origine des affaires concer­nant les ser­vices de stups. Dire cela est une d’une totale hypocrisie. »

« Pendant longtemps, tout était sous cloche »

Thierry Colombié, écrivain
Ecrivain et essayiste, Thierry Colombié est spécialiste du crime organisé et du grand banditisme en France.
Il est notamment l’auteur de La French Connection, les entreprises criminelles en France La French Connection, les entreprises criminelles en France (éditions Non Lieu).

« A chaque nou­veau scan­dale, tout le monde s’offusque. Mais depuis long­temps, cer­tains poli­ciers s’adonnent à ce type d’activités, à la fois pour répondre à leurs objec­tifs mais bien sou­vent aus­si pour faire car­rière. Or, la plu­part de ceux qui ont fait car­rière dans la lutte anti­drogue ont été obli­gés de recou­rir tôt ou tard à des sys­tèmes paral­lèles. On né prend pas la juste mesure de l’ampleur du tra­fic. Pendant long­temps, tout était sous cloche. C’était le règne de l’entre-soi, basé sur la réten­tion d’informations au sein de la police judiciaire.

« La démul­ti­pli­ca­tion des réseaux de ren­sei­gne­ment, notam­ment dans le cadre de la délin­quance éco­no­mique et finan­cière, per­met désor­mais à un plus grand nombre de poli­ciers d’avoir une vision d’ensemble. Et depuis quelques années, il y a une volon­té de décloi­son­ner le renseignement.

« Cette ques­tion de la col­lecte d’informations est cru­ciale. Les réseaux cri­mi­nels sont très struc­tu­rés et implan­tés dura­ble­ment en France. Ils ont recours à des tech­niques extrê­me­ment sophis­ti­quées et sont capables de contour­ner la répres­sion. Ces groupes exploitent depuis long­temps le fait qu’ils pou­vaient s’allier avec des per­sonnes qui détiennent le renseignement.

« Car l’information est le prin­ci­pal capi­tal sur lequel les tra­fi­quants vont pou­voir mener à bien leurs pro­jets. Le point d’orgue, pour eux, n’est pas d’être un indic mais de faire en sorte que leur agent trai­tant devienne un asso­cié. Si le poli­cier met le doigt dans ce sys­tème, il né peut plus se reti­rer. Certains peuvent alors bas­cu­ler et aller jusqu’à prendre des parts dans le business. »

« Des techniques forcément intrusives »

Pascal Gastineau, juge d’instruction
Pascal Gastineau est le président de l’Association française des magistrats instructeurs. Il est aussi de vice-président chargé de l’instruction à la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Lille.

« Dans le cadre de mes fonc­tions, je traite des dos­siers de cri­mi­na­li­té orga­ni­sée (tra­fic de stu­pé­fiants, proxé­né­tisme, tra­fic d’être humains…) et de délin­quance finan­cière très com­plexe. Je tra­vaille avant tout à par­tir du code de pro­cé­dure pénale et de ce qu’il auto­rise comme moyens d’investigation. Il faut savoir que les juges d’instruction dis­posent de tech­niques infor­ma­tiques de plus en plus puis­santes et for­cé­ment intru­sives, qui per­mettent de déman­te­ler des réseaux. Généralement, nous par­tons du bout de la chaîne, c’est-à-dire que l’on inter­cepte une car­gai­son de stu­pé­fiants et l’on remonte la filière grâce aux inter­cep­tions télé­pho­niques, à tout ce qui a trait à l’analyse du tra­fic télé­pho­nique, la géo­lo­ca­li­sa­tion des por­tables, des véhi­cules, les sono­ri­sa­tions… Dernièrement, par exemple, nous avons arrê­té des tra­fi­quants à un péage. Le GPS du véhi­cule, les dif­fé­rents tickets d’autoroute nous ont four­ni de pré­cieux indices et nous nous sommes mis en liai­son avec les Etats tra­ver­sés, qui sont géné­ra­le­ment les mêmes : Maroc, Espagne, Pays-Bas…

Une autre façon de lut­ter contre le tra­fic de drogue, ce sont les sai­sies. Nous né nous conten­tons pas des stu­pé­fiants mais aus­si du patri­moine des tra­fi­quants : bateaux, appar­te­ments, bijoux, immeubles… Le juge com­mu­ni­qué éga­le­ment beau­coup avec les enquê­teurs dans le cadre des com­mis­sions roga­toires. Nous n’avons pas de rela­tions directes avec les indics, nous dis­po­sons seule­ment de procès-verbaux avec leurs décla­ra­tions. Le juge d’instruction étant comp­table de la léga­li­té de son dos­sier, je suis par­ti­cu­liè­re­ment atten­tif au tra­vail des enquê­teurs car si quelque chose ne va pas, les avo­cats pour­ront s’en ser­vir en faveur de leur client. »